Mon ami Pedro, sa femme Maria et leurs deux fils, Pépé et Tonio, habitent un logement bien rangé,
mais laidement meublé. C'est qu'ils ignorent, Pedro et Maria, les raffinements de la décoration et, au
surplus, ils ne s'intéressent guère à l'esthétique des appartements. Si, à Bab-el-Oued, on aime
mieux dihors que dedans, c'est qu'on préfère la beauté de la nature à celle des objets. C'est non pas
dedans, mais dehors, sur le balcon, que Pedro va boire son bol de café au lait avant de partir pour le
travail.
Il est caissier dans un restaurant. Son salaire est maigre. Maria, qui va faire ses emplettes au
marché des Trois-Horloges, a peu à dépenser et elle marchande dur dans les boutiques, ce qui ne
l'empêche pas de tenir, en même temps, de longues conversations avec les commères bavardes du
quartier. Les autres familles sont à l'image de celles de Pedro et de Maria. Les citoyens de
Bab-el-Oued : petits fonctionnaires, petits commerçants, petits artisans; bref, de petites gens. Un
monde les sépare des bourgeois de la rue Michelet.
Pedro, qui se lève tôt, se couche également tôt, mais il réserve certaines heures de ses soirées aux
activités musicales et sportives, qui sont multiples à Bab-el-Oued. Accordéoniste, il répète avec les
autres membres d'un petit orchestre dans une cave dont les voûtes ne sont pas assez profondes
pour étouffer les flonflons, qu'on entend, et de loin, dans la nuit. Membre du bureau directeur d'une
société de joueurs de boules, il passe, parfois, après dîner, " au bureau " pour régler les problèmes
de cotisations, de constitution des quadrettes et de calendrier de championnat.
Des lourdes responsabilités lui permettent de tenir bon pendant les mois d'hiver, où le ciel, il pleure
la pluie, et d'arriver, avec un moral élevé, au temps chaud, marqué par deux exercices essentiels, la
sieste et le bain.
La sieste, explique-t-il, c'est bon avant, pendant et après. Avant, parce que, pendant que je me fais
mes additions, je me sens déjà que je dors. Pendant, parce que, pendant le sommeil, les forces de
l'homme elles se renforcent. Après, parce que, quand Je saute du lit et que Je mets mon pied chaud
sur le parterre froid, le carreau, c'est comme s'il me fait une caresse.
Se taper le bain en bas la mer est un autre plaisir des dieux, surtout si la cérémonie se déroule sur la
plage proche du boulevard Guillemin, notre croisette si Bab-el-Oued ce serait Cannes, autour de
l'établissement balnéaire et " festival " portant fièrement le nom de son propriétaire, Padovani. Il ne
semble pourtant pas très accueillant, ce rivage : l'eau n'y est guère pure et des oursins aux piquants
traîtres se cachent sous les rochers pointus. Si vous aimez vraiment nager, vous feriez mieux d'aller
sur d'autres plages, à la Madrague, aux Deux-Moulins, juste là en dessous où il s'arrête l'autobus, à
la Pointe-Pescade, fief de Raymond Laquière, président de l'Assemblée algérienne, aux Bains
romains, à Sidi-Ferruch, au bout du bout de la baie. Mais si vous voulez être à l'unisson de
Bab-el-Oued, vous direz, comme tout le monde, Pado, c'est Pado. Pado immémorial, irremplaçable.
A 18 h 30, l'heure de la " fraîche ", le boulevard Guillemin, avec ses ficus et ses trottoirs étroits, et
l'avenue de Bouzaréa, jusqu'à la rampe métallique de l'avenue Durando, deviennent les hauts lieux
de Bab-ed-Oued. C'est là, en effet, que la jeunesse retrouve la tradition espagnole du paseo, de
l'altière promenade.
Pour rire et pour pleurer
Les couples sont rares. Trois ou quatre garçons, habillés avec une négligence étudiée (Comment
que tu le mets, ton foulard? C'est important le foulard), marchent côte à côte sur la chaussée. Les
filles, elles aussi, " font l'avenue ", par groupes jacassants et gloussants. On s'observe
sournoisement, on s'interpelle avec plus ou moins d'esprit, ou de bonheur. Des clins d'oeil
s'échangent, les coups de foudre éclatent.
Le samedi après-midi ou le samedi soir, Pedro s'en va, avec la famille ou les amis, au cinéma, au "
Palace " ou au " Petit-Casino ", mais de préférence, au " Majestic " dont tout Bab-el-Oued est fier
parce qu'il possède une belle enseigne au néon parce qu'il a été construit patriotique, en 1930, pour
les fêtes zanniversaires de la conquête et parce qu'il est le plus grand de toute l'Afrique du Nord.
Le problème de la sélection du film est vite réglé. On choisit, pour les dames, un musical (une
histoire chantante et roucoulante, hispanique ou sud-américaine) ou un triste qui vous tire les
larmes, à moins que ce ne soit, pour les mâles un aventure (Jim la Jungle, Tarzan, Zorro) ou un
western (les Américains contre les bandits).
Les hommes prennent les places et s'entassent avec les femmes, les enfants, les couffins, les
sandwiches (pour çui-là q'il a faim à l'entracte et même avant), les oranges, les bouteilles de
limonade, les bonbons acidulés, les paquets de cacahuètes et les cigarettes Bastos. La lumière
s'éteint. Les " mamas " cherchent à faire taire leur progéniture avec un succès relatif.
Sur l'écran, l'intrigue se noue. Au moment pathétique, quand le traître semble sur le point de vaincre
le héros, le public, spontanément manichéen et intensément participationniste, réagit bruyamment,
dans un tumulte indescriptible. Le cinéma est dans la salle. Des spectateurs interpellent une ombre,
en hurlant : Entention (attention), Zorro, entention! Il est derrière toi, il va te niquer le beignet! (te faire
un mauvais sort). Retourne-toi, mets-lui un taquet (un coup de poing); prends ton pétard et tire, la
mort de ton âme, tire! Mais qu'est-ce ti attends? Si tu le tues pas, c'est lui qui te tue.